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Pour une postlinguistique 3. La vie des choses, une épistémologie écologique

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« La pensée n’est pas nécessairement connectée à un cerveau. Elle apparaît dans le travail des abeilles, des cristaux, et à travers tout le monde purement physique » (Peirce C.S., 1931-1958, Collected papers, vol. 4, § 551, dans Tiercelin 1997 : 351).

Des cristaux vus au microscope

L’intégration des êtres animaux et végétaux du monde à l’analyse de la production langagière et plus généralement à la recherche en SHS va de pair avec celles des choses, c’est-à-dire les objets naturels (comme les cristaux ou les roches) et artefactuels (comme les lunettes ou les ordinateurs). Un certain nombre de propositions théoriques soutiennent l’idée que les objets sont des producteurs de signes, et, dans ma terminologie, des contributeurs à la production des discours. Pour réaliser cette intégration du non-humain objectal dans le travail des sciences du langage, il faut un certain équipement épistémologique et théorique, auquel est consacré ce troisième billet.

L’intégration des objets à l’analyse du discours est chose faite pour ma part depuis plus d’une dizaine d’années, à partir de la cognition distribuée dans le cadre de mon travail sur les prédiscours (2006), jusqu’à l’ouvrage récent sur les discours numériques (2017). Mes réflexions actuelles sur la pensée ou le discours des végétaux et des animaux prolongent donc assez « naturellement » cette première prise en compte du non-humain dans l’analyse des productions discursives. Je rappelle les différentes étapes de cette intégration, qui commence par l’articulation de la cognition distribuée avec la théorie du discours.

Les prédiscours, des cadres préalables distribués dans les environnements

Cette notion élaborée dans Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition (Paveau 2006), avait entre autre pour but d’externaliser les cadres préalables à partir desquels les sujets parlent. Ma question de départ était aussi simple qu’intimidante : qu’y a-t-il avant les discours ? À partir de quoi parle-t-on ?

La réponse internaliste ou mentaliste (les représentations et les cadres préalables sont déposés dans l’esprit) ne me convenait pas et je cherchais comment construire un dispositif qui permette de penser la contribution de l’environnement extérieur, y compris non humain, à la production de paroles, et de décrire le fait que ce que l’analyse du discours traditionnelle appelle les « extérieurs du discours » ne comporte pas seulement des données historiques ou politiques, mais également matérielles et objectales. J’avais pour cela beaucoup exploré, à partir de l’hypothèse externaliste, et donc dans la perspective cognitive dite « hétérodoxe », le paradigme de la cognition située à partir du travail de Lucy Suchman 1987 et de Lauren Resnick et al. 1991, 1997, et en particulier la cognition distribuée, à travers les  travaux d’Edwin Hutchins (sa synthèse de 1995 Cognition in the Wild me semble encore maintenant profondément fondatrice et indépassable). Ces travaux m’avaient donné des pistes en montrant comment les informations circulaient dans l’ensemble d’un environnement de communication (le fameux cockpit, dans Hutchins 1994) et pas seulement entre les deux protagonistes de l’énonciation ; ceux-ci restent en effet les principaux agents de la communication dans les linguistiques TDI (texte, discours, interaction), même si le contexte est fortement mobilisé par les analystes. Quand j’adresse des critiques à la conception du contexte de mes collègues analystes du discours, qui me semblent conserver une perspective logocentrée malgré tout, j’ai toujours la même réponse : « mais si, le contexte est mobilisé dans les analyses d’énoncé, nous montrons comment il est inscrit dans les formes verbales » ; et je fais toujours la même réponse en retour : « mais je ne parle pas du contexte inscrit dans les formes verbales, contexte qui les « influencerait » ou les « modifierait », ce qui relève d’une vision binaire qui maintient la distinction linguistique / extralinguistique, je parle du fait que l’environnement global de notre vie coconstruit les discours, et que nous parlons dans les choses, dans les objets, dans les ordinateurs, dans les outils ». Le malentendu repose sur un présupposé épistémologique fondamental, le dualisme (voir le billet 1 de cette série), qui fonde la science du langage à partir de Saussure, ce qui explique que le dialogue reste peu productif jusqu’à présent.

J’avais donc défini mes prédiscours comme  « un ensemble de cadres prédiscursifs collectifs (savoirs, croyances, pratiques), qui donnent des instructions pour la production et l’interprétation du sens en discours » (2006 : 4.4) et essayé de répondre à la question de leur localisation :

Ma réponse sera que les prédiscours sont temporellement antérieurs aux discours sur l’axe diachronique de leur production (que cette antériorité soit réelle, comme un savoir préexistant, ou résulte d’un effet des discours, comme l’effet d’évidence) mais sont localisés dans les relations entre le sujet et son environnement social, culturel, historique et technologique (2006 : 4.37 ; version électronique chapitre + paragraphe).

Et j’avais proposé de nommer cette distribution des représentations dans le monde, une « technologie discursive » :

Selon mon point de vue, les instances de construction et de régulation du sens sont également extérieures aux échanges verbaux des sujets, distribuées dans les outils de la technologie discursive. Mais la construction du sens selon une cognition distribuée doit aussi englober, même si ces éléments sont secondaires dans une optique linguistique, le monde extérieur dans son ensemble avec ses realia naturelles (2006 : 4.44).

Je n’ai pas exploité cette idée de l’intégration des realia naturelles dans les environnements contributeurs à la production du discours, sur laquelle je reviens actuellement grâce aux travaux d’Eduardo Kohn notamment, car je me suis plutôt concentrée sur les outils de la technologie discursive :

J’entends par outils de la technologie discursive des outils cognitifs, notion proposée par la chercheuse américaine L. Resnick (cognitive tools). Il s’agit d’instruments matériels (une base de données ou un agenda) ou non (pour L.S. Vygotski par exemple, l’outil des outils est le langage) qui permettent de penser et de catégoriser […]. Sur ce modèle je parlerai d’outils de la technologie discursive (en abrégé : outils discursifs) pour désigner des instruments, matériels ou non, qui permettent de « travailler » et de « fabriquer » les prédiscours en vue de l’élaboration des discours (2006, 4.46 et 49).

La notion d’affordance est venue ensuite enrichir ma proposition et j’ai élargi la contribution discursive aux objets en général.

La linguistique et les choses

Je me souviens de quelques exposés dans les années 2007-2009, dans des colloques ou des groupes de recherche, où cette proposition du discours des objets, que je soutenais d’ailleurs en apportant des objets avec moi, n’intéressait personne ou était considérée comme fantaisiste, voire pire. Et pourtant je ne partais pas du néant en réinventant la poudre, bien au contraire. Il existe des propositions plus ou moins anciennes en linguistique et analyse du discours, qui sont restées un peu lettre morte, en tout cas insuffisamment lues et exploitées, effacées sans doute par la puissance néostructuraliste, il faut bien le dire, du logocentrisme encore dominant en linguistique. Quelques exemples (analysés plus en détail dans un article de 2007, « Discours et cognition. Les prédiscours entre cadres internes et environnement extérieur« ) :

– Le stylo d’Alain Berrendonner. Dès ses Éléments de pragmatique linguistique en 1981, il propose par exemple de prendre en compte l’aspect signifiant de tous les éléments de la réalité via la notion de symptôme :

Tout élément de la réalité, tout objet, tout état de choses, tout acte ou geste, peut être considéré comme symptôme de lui-même. Mon stylo est le signifiant que représente et qualifie […] mon stylo. Cas particulier, trivial, mais qui rend compte de toute la sémiologie fondamentale des realia, choses, états de fait, gestes et actes (Berrendonner 1981 : 219).

– Les chercheur.e.s du réseau « Langage et travail », dont les propositions me semblent malheureusement oubliées actuellement, ont largement souligné l’importance des objets, des machines et des outils dans la production du discours, dans leurs travaux entre 1985 et 2007 (pour une synthèse et un bilan des travaux, et des références bibliographiques, voir cette séance du séminaire « Dits et gestes »).

– Les chercheur.e.s de l’école de Genève, autour de Bronckart et  de son interactionnisme socio-discursif, pratiquaient aussi cette linguistique ouverte sur ses extérieurs, à partir des propositions de Vygotski et de l’école russe sur la théorie de l’activité de années 1920 en psychologie.

– Robert Laffont, dans ses travaux d’anthropologie de l’écriture (Lafont et Boyer dir. 1984), faisait des propositions pour un matérialisme véritable, que les développements de la praxématique ont paradoxalement minoré, par désir de systématisation me semble-t-il.

Aucune de ces propositions n’a véritablement fait bouger la doxa logocentrée de l’analyse du discours et à fortiori de la linguistique, faute sans doute d’une véritable refonte épistémologique reposant sur une provincialisation de la linguistique. La vie des choses dans le discours, et non pas sur le discours, pourrait-on dire, ce n’est donc pas une nouveauté, mais c’est une lignée épistémique hétérodoxe, souterraine, qui n’est soutenue ni par de puissants réseaux, ni par une idéologie disciplinaire, ni par des financements. Et c’est tant mieux, pourrait-on dire : on invente mieux quand on est libre de sa parole, de ses idées et du choix de ses partenaires de travail.

Des publications comme celle d’Eduardo Kohn donnent une visibilité croissante à l’anthropologie de la nature et au paradigme anthropologique « au-delà de l’humain » (en France, parmi les travaux els plus importants, ceux de Bruno Latour et Philippe Descola). Par ailleurs, la poussée écologique politique, la visibilité de l’animalisme, les travaux sur le numérique qui ne peuvent écarter la vie et la fonction scripturale des machines (Goyet 2017, Paveau 2017), mais également l’émergence de la pensée décoloniale (j’y reviendrai dans un billet ultérieur), me semblent pousser les chercheur.e.s en linguistique à traverser la frontière du dualisme. Et une proposition comme la théorie des affordances de James Gibson (1977, 1979) reprise par Don Norman (1988, 1993), et sous une version culturelle moins connue par Chris Sinha (1988, 2005), qui s’est popularisée en SHS mais aussi, dans une moindre mesure, en analyse du discours, contribue fortement à cette reconfiguration épistémologique, car elle attribue aux objets une intentionnalité porteuse de significations.

Les affordances : l’univers est pavé des intentions des objets

Le modèle des affordances permet de voir l’objet comme un ensemble intentionnel. Une affordance est une possibilité offerte par l’objet, qui indique quelle relation l’agent humain doit instaurer avec lui. Un lit propose l’affordance de s’étendre, le goulot d’une bouteille celle de verser du liquide, un clavier de poser ses doigts. Pour James Gibson, les affordances (« action possibilities ») sont réelles car présentes dans l’environnement et indépendantes des capacités des agents à les détecter ; puis il affine le modèle en intégrant les perceptions des agents (un escalier de quatre marches hautes « n’afforde » pas la possibilité de la grimper à un enfant qui ne marche pas encore). Quand Don Norman reprend cette question en 1988, il propose de parler de « perceived affordances », en ajoutant de la subjectivité dans le choix des usages, ce qui permet d’inventer des affordances non prévues (faire tenir ses cheveux avec un stylo, s’asseoir sur un ballon, monter sur une chaise). Cette conception est fondée sur l’idée l’intentionnalité des objets, ce que Michael Tomasello appelle leur « disponibilité intentionnelle » :

[…] des objets ou des artefacts possèdent, outre leur disponibilité sensori-motrice, ce que nous pourrions appeler une disponibilité intentionnelle : il comprend les relations intentionnelles que l’autre entretient avec l’objet ou l’artefact et du même coup les relations intentionnelles qu’il entretient avec le monde par le biais de l’artefact (Tomasello 2004 : 83).

Les objets ne sont donc pas uniquement des matières. Socialement construits, ils construisent réciproquement le social. L’activité langagière étant une activité éminemment sociale, on peut lui étendre cette perspective, et poser que les objets fournissent des affordances discursives, i.e. contribuent à la production des discours. Dans un article de 2012, « Ce que disent les objets. Sens, affordance, cognition », j’ai développé cette hypothèse et proposé une typologie des objet selon le type de contribution langagière et/ou discursive qu’ils fournissent : outils linguistiques, outils discursifs, outils composites linguistiques-discursifs, objets discursifs graphiques et objets discursifs non graphiques (Paveau 2012).

L’agentivité des choses : une discursivité

Si les choses ont une agentivité, on peut supposer que cette dernière s’exprime discursivement, ou tout du moins sémiotiquement. Mais cette idée est loin d’être encore acceptée dans les SHS. Dans un récent colloque sur le phototexte, un chercheur rappelait que pour les surréalistes, les photocollages avaient une vie autonome, une forme d’agentivité, en circulant dans le social ; on lui a aussitôt opposé la dimension métaphorique de cette agentivité et le fait que, malgré tout, c’est toujours un sujet humain qui est à la source de l’opération sémiotique. Lors de la soutenance de Samuel Goyet, il s’est passé un peu la même chose, Bruno Bachimont estimant que l’écriture des machines était une métaphore, et Samuel Goyet tenant sur la réalité non métaphorique de son énonciation computationnelle, en citant d’ailleurs le travail d’Eduardo Kohn (sous mes applaudissements intérieurs) : les machines écrivent bel et bien, soutient-il dans sa thèse et dans le travail qu’il mène avec Cléo Collomb (Goyet, Collomb, 2016). C’est aussi le principal argument contre les affordances : comme elles sont fabriquées par les humains, elles ne possèderaient pas en soi d’intentionnalité. Mais personne n’a jamais prétendu que les objets contenaient ontologiquement leurs scripts : les affordances sont produites par les usages et les circulations sociales. Elles ne sont donc pas fabriquées par les sujets humains, qu’il s’agisse des designers ou des usagers, mais sont produites par l’ensemble du dispositif de leur vie sociale. Ce qui ne va pas dans ce contre-argument, c’est justement son humanocentrisme : affirmer que ce sont les sujets humains qui sont irréductiblement à la source de toute production de sens, c’est réduire le monde à la perspective humaine, et occulter une grande partie de la vie du monde.

Une épistémologie écologique, qui s’efforcerait de décentrer la perspective humaine et de comprendre le monde de matière globale et non plus partielle, me semble à la fois plus intéressante et plus valide scientifiquement. Le projet d’une postlinguistique est donc un projet écologique.

Crédit : Cristaux de roche au microscope polarisant, Knowtex, 2010, compte de l’auteur sur Flickr, CC BY 2.0

Références

  • Berrendonner Alain, 1981, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit.
  • Gibson James, 1977, « The Theory of Affordances » in R. Shaw and J. Brandsford (eds), Perceiving, Acting, and Knowing : Toward and Ecological Psychology, 62-82.
  • Gibson James, 1979, The Ecological Approach to Visual Perception, Hillsdale, Lawrence Erlbaum.
  • Goyet Samuel, 2017, De briques et de blocs. La fonction éditoriale des interfaces de programmation (API) web : entre science combinatoire et industrie du texte, thèse de doctorat, Université Laval, Université Paris-Sorbonne.
  • Goyet Samuel and Collomb Cléo, 2016, « Do Computers Write on Electric Screens? », communication +1, Vol. 5, Article 2., http://scholarworks.umass.edu/cpo/vol5/iss1/2
  • Hutchins Edwin, 1994 [1991], « Comment le cockpit se souvient de ses vitesses » (trad. de « How a Cockpit Remembers its Speed »), Sociologie du travail 4, 461-473.
  • Hutchins Edwin, 1995, Cognition in the Wild, Bradford Books-MIT Press, Cambridge MA.
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  • Norman Donald A., 1988, The Design of Everyday Things, New York, Doubleday.
  • Norman Donald A., 1993, « Les artefacts cognitifs » in B. Conein et al. (dir.), Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire, Paris, Éditions de l’EHESS, 15-34.
  • Paveau Marie-Anne, 2006, Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition, Paris, Presses Sorbonne nouvelle.
  • Paveau Marie-Anne 2007 : « Discours et cognition. Les prédiscours entre cadres internes et environnement extérieur », Corela (Cognition, Représentation, langage), https://journals.openedition.org/corela/1550
  • Paveau Marie-Anne 2017, L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann.
  • Paveau Marie-Anne, 2012, « Ce que disent les objets. Sens, affordance, cognition », dans Synergies Pays de la baltique 9, p. 53-65 et en ligne : http://ressources-cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Baltique9/baltique9.html
  • Resnick, Lauren B., Levine, J. M., & Teasley, S. D. (Eds.), 1991, Perspectives on socially shared cognition. Washington, DC: American Psychological Association.
  • Resnick, Lauren B., Saljo, R., Pontecorvo, C., & Burge, B. (Eds.)., 1997, Discourse, tools, and reasoning: Essays on situated cognition, Berlin: Springer-Verlag.
  • Sinha Chris, 1988, Language and Representation: A Socio-naturalistic Approach to Human Development, Hemel Hempstead, Harvester-Wheatsheaf.
  • Sinha Chris 2005, Blending out of the Background: Play, Props and Staging in the Material world, Journal of Pragmatics 37, 1537-1554.
  • Suchman Lucy, 1987, Plans and Situated Actions: the Problem of Human/Machine Communication, Cambridge University Press.
  • Tiercelin Claudine, 1997, « Sur l’idéalisme de C.S. Peirce », Revue philosophique, 3, p. 337-352.
  • Tomasello Michael, 2004, Aux origines de la cognition humaine, trad. Y. Bonin, Paris, Retz.
Cite this article as: Marie-Anne Paveau, 19/06/2018, "Pour une postlinguistique 3. La vie des choses, une épistémologie écologique," in La pensée du discours [carnet de recherche], https://penseedudiscours.hypotheses.org/14547, consulté le….

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